Les petites cases

A- La monographie historique dans l’information historique

1- Place de l’écriture dans l’activité du chercheur en histoire

L’écriture tient une place particulière dans le travail de l’historien. Elle est le moment de la création de la connaissance, un moyen de formalisation de sa problématique et de son argumentation, ce qui n’implique pas la diffusion pour l’historien. Avant tout, le chercheur en histoire, à l’inverse des chercheurs en sciences de la nature [Latour, 1979], n’écrit pas pour être lu mais pour mettre en ordre ses idées et construire son argumentation. Pour comprendre cette particularité, nous proposons de dresser une chronologie des étapes essentielles d’une recherche historique telle que demandée par l’université :

  • le chercheur choisit un sujet, avec une problématique générale, encore peu précise ;

  • il dresse la liste des sources utiles et met au point sa bibliographie ;

  • il précise sa problématique ;

  • il dépouille ses sources, les analyse, met au point, si besoin, ses bases de données [Genêt, 1994]. Dans le même temps, il lit l’ensemble des monographies et des articles de sa bibliographie ;

  • il passe à l’écriture, c’est à dire à la phase de formalisation de sa problématique et de mise au point de son argumentation ;

  • la monographie est lue par un jury dans le cadre de la soutenance ;

  • le jury donne son aval à une édition de la monographie, si elle est scientifiquement intéressante ;

  • Le chercheur réécrit sa monographie en vue d’une diffusion sous forme d’articles ou d’un ouvrage édité.

Comme le montre ce rapide panorama d’une recherche historique, l’écriture se conçoit à deux niveaux pour l’historien : la phase de formalisation et de création de la connaissance et, après l’évaluation par les maîtres et les pairs, la phase de réécriture du texte en vue de sa diffusion. L’historien crée donc une distinction entre deux formes d’écriture, la première étant conçue comme partie intégrante de la recherche historique et la seconde comme un moyen d’ouverture au public. Outre cette raison tenant à la production de l’information, la double écriture répond aussi à des impératifs épistémologiques. Certains chercheurs expliquent la différence entre les sciences de la nature et les sciences humaines, ou « molles », par l’utilisation de deux logiques contradictoires. Alors que les sciences humaines obéissent à une logique naturelle, les sciences de la nature et les sciences de l’ingénieur mobilisent une logique formelle, plus rationnelle, basée sur le calcul et l’expérience [Gardin, 1991]. Il n’est donc pas étonnant dans ces conditions que l’écriture, c’est à dire le langage naturel soit un instrument dans la mise en place de la connaissance du chercheur.

2- Les mécanismes de diffusion de l’information historique

Pour étudier précisément la diffusion de l'information scientifique, le premier travail consiste à identifier les différents types de publications, d’un point de vue seulement éditorial, et leurs particularités. Nous avons pu les dégager et remarquer qu'ils ont, schématiquement, chacun leur importance et leur place dans l'information historique :

  • la monographie ;

  • l'article (revues, colloques, recueil) ;

  • l’ouvrage de synthèse à visée pédagogique ;

  • l'ouvrage de vulgarisation ;

  • l'édition de sources.

La conception de l’écriture pour les historiens a des conséquences sur la place des différents types de publications au sein de l'information historique. La monographie constitue le chef d’œuvre, pièce maîtresse dans l’institutionnalisation d’un chercheur. Sous forme de mémoire ou de thèse, elle représente le travail préalable à tout autre type de publication, puisqu’elle est la preuve de la capacité de l’historien à mener une recherche originale et à proposer des résultats scientifiquement acceptables. Il n'est pas alors étonnant que la thèse soit considérée comme un passage obligé pour la communauté des historiens.

La publication d'articles a lieu après l'écriture d'une monographie1, éventuellement pendant le travail de rédaction, alors que le chercheur a déjà commencé à formaliser ses recherches. Nous pouvons alors dégager trois types d'articles:

  • l'article de synthèse qui résume les résultats auxquels le chercheur a abouti dans sa monographie ou sur un point précis qu'il aborde dans un chapitre ou une partie de sa thèse. Ce type d’article peut prendre la forme de courtes monographies ;

  • l'article que nous qualifierons de « circonstance ». Dans ce cas, le chercheur est sollicité dans le cadre d'un colloque, d'un numéro thématique d’une revue ou d’un recueil d’articles2 pour aborder un point précis qu'il a été amené à traiter au cours de ses recherches et dont il est le spécialiste reconnu.

  • L’article peut prendre la forme d’une recension ou d’un compte-rendu qui peuvent parfois accueillir de véritables réflexions et problématiques de recherche.

Après avoir fait ses preuves, en particulier après avoir présenté leurs dossiers d’habilitation à diriger les recherches, l’historien est sollicité pour l’écriture d’un manuel ou d’un ouvrage de synthèse. Souvent commandé par un éditeur grand public (Seuil, Fayard ou Gallimard…) dans le cadre de collections particulières3, elle est le couronnement du travail de recherche mené par l’historien et formalisé dans ses monographies.

Ce n’est qu’à la fin de sa carrière que l’historien écrit des ouvrages de vulgarisation. Il n’a alors plus rien à prouver à la communauté scientifique et la publication de cet ouvrage ne mettra pas en péril sa carrière. A ce titre, l’exemple de Georges Duby est significatif, puisqu’il a consacré toute la fin de sa vie à la vulgarisation de l’histoire du Moyen Âge, parfois même au détriment de la qualité historique de son travail.

L’édition de sources tient une place à part dans l’information historique. Elle est essentielle, puisqu’elle permet un accès élargi aux sources. Mais elle est pratiquée par peu de chercheurs, car elle demande des compétences spécifiques et des techniques particulières que ne possèdent pas tous les historiens. Elle est l’apanage de quelques institutions, telles que l’Ecole nationale des chartes.

Ainsi, à la vue de ce rapide tour d’horizon qui ne représente que le début des recherches dans ce domaine, nous pouvons relever qu’il existe une typologie des différents types de publications que le chercheur en histoire respecte par tradition et qui ponctue son parcours professionnel. Il faut tout de même préciser que cette typologie n’est qu’un schéma qui possède évidemment de nombreuses exceptions que j’étudierai dans le cadre de mes futures recherches.

3- L’édition de monographies historiques : un secteur sinistré

La monographie historique est donc le type de publication le plus important pour les historiens, à la fois d’un point de vue scientifique, puisque les monographies sont un des vecteurs de diffusion des nouveaux résultats de la recherche et, aussi, d’un point de vue universitaire, puisqu’elles représentent un rite d’institutions dans la carrière de l’enseignant ou du chercheur. Pourtant, l’édition des monographies connaît depuis quelques années une crise qui met en péril l’équilibre de la recherche en histoire. Plusieurs raisons, analysées en particulier par Robert Darnton, peuvent expliquer cette crise.

La première raison tient à la multiplication des thèses en sciences humaines, en particulier en histoire. Ainsi, d’après Gérard Noiriel [Noiriel, 1996], le nombre de thèses en sciences humaines a augmenté de 58% entre 1989 et 1992, passant à 2470. Or, il est impossible pour des raisons de marché éditorial d’éditer toutes les thèses en histoire, ce qui a pour conséquence une diffusion restreinte de ces monographies qui restent confidentielles pour la plupart. De plus, nous assistons à une spécialisation des sujets des monographies. En effet, les recherches menées actuellement en histoire se font sur des sujets de plus en plus pointus. Il en résulte un resserrement du lectorat des monographies à un cercle restreint de chercheurs intéressés par ces recherches très précises. Face à cela, les éditeurs hésitent donc de plus en plus à éditer une monographie qu’ils ne vont pas vendre ou très peu.

La frilosité des éditeurs s’explique aussi par un contexte économique peu favorable pour l’édition des monographies. Les principaux acheteurs de monographies sont les bibliothèques qui font face à une multiplication du nombre de périodiques et à une augmentation de leurs prix [Guédon, 2001]. C’est pourquoi le budget consacré aux périodiques a considérablement augmenté au détriment des monographies. De plus, les presses universitaires, qui devraient être les principaux acteurs de l’édition de monographies, font face à des problèmes d’ordre structurel et économique. En France, par exemple, nous aboutissons à une situation paradoxale. Alors que les ministères de tutelle (Education nationale et recherche) demandent aux établissements et aux laboratoires de recherche de publier les résultats de la recherche, les budgets qui y sont consacrés sont de plus en plus dérisoires. De plus, ces éditeurs sont généralement déficitaires et publient leurs ouvrages à perte, ce qui leur vaut les foudres de l’administration. Comment faire alors pour publier des ouvrages de qualité avec le peu de moyens mis à leur disposition tout en évitant de perdre trop d’argent ? Pour certains chercheurs, comme Robert Darnton, l’édition électronique ou, du moins, le couplage entre une publication sur le papier et une publication électronique peut représenter une chance pour la diffusion des monographies historiques.

Notes de bas de page

1 maîtrise, même s'il est très rare qu'une maîtrise donne lieu à des articles, DEA ou thèse

2 Les mélanges en l’honneur des professeurs partant à la retraite sont une tradition dans la communauté des chercheurs en histoire.

3 Le cas de la collection points seuil histoire est un très bonne exemple de collection de synthèse.

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